C'est avec un goût pour l’extraordinaire à portée de mains, que Margaux Lelièvre prend soin de petits objets du quotidien et leur donne un supplément d’âme au sein d’espaces en perpétuels mouvements.
Détournés, réparés, brodés, recomposés, Margaux Lelièvre ne manque pas de ressources pour donner une nouvelle entité à ces objets devenus si ordinaires que l'on en oublierait de leur exprimer toute notre gratitude. Au delà de son rôle utilitaire, le papier essuie-tout laisse transparaitre de délicats motifs, le pain de mie oublie son caractère éphémère et porte la solennité d’initiales grillés, la rigidité du polystyrène se mue en petits pois fraichement cueillis. L’artiste traverse les pratiques, diversifie les gestes et les supports, toujours dans cette même intention d’un geste répété, lent et méticuleux, d’un objet sans cesse renouvelé qui s’émancipe de sa fonction première et se libère de sa propriété intrinsèque.
Bols en coques de noix, chaussons en papier aluminium, emplois du temps gravés sur des pavés : matériaux pauvres et nobles, échelles microscopiques et matières lourdes forment un nouveau terrain d’expérimentations ou insolite et anodin se confondent. Avec dérision et gravité, l’artiste questionne le fragile et le durable et fabrique de nouvelles matières à penser. Favorisés par le pouvoir de la créativité et une faible économie de moyens, ces objets réinventés dialoguent au sein d’installations in-situ qui sans cesse renouvelées, donnent la possibilité de multiples histoires à raconter.
Rencontre avec l'artiste Margaux Lelièvre qui nous invite à questionner de manière ludique et poétique, notre rapport à l'existant.
© Méryl Hubert
Peux-tu nous parler de ton parcours ?
Diplômée des Beaux-Arts de Paris depuis 2019, je vis et travaille en Ile de France. Dès mes premières années en école d’art, j’accorde de l’importance à ce qui peut paraître insignifiant. Je rattrape les choses qu’on délaisse et j’en prends soin. Au départ ces objets ne dépassent presque jamais l’envergure de ma main et trouver un moyen de les exposer devient vite une problématique essentielle dans ma pratique. Aujourd’hui, des formes de différentes échelles prennent place au sein d’assemblages dans lesquels j’anime ces résidus de mon histoire et de la société.
Comment caractériserais-tu ta démarche artistique ?
La collecte, la transformation et l’association sont les axes principaux de ma démarche artistique. Je crée des installations dans lesquelles je réunis des matériaux trouvés avec des formes que je modifie ou que je façonne. Le milieu dans lequel j’évolue et son contexte constituent mon terrain d’expérimentation, le matériau de mon travail. L’exposition et son espace représentent autant de possibilités de jeux supplémentaires.
Exposition Emploi du temps (2020 - 2021) Matériaux divers - Mai 2021,
71ème édition de Jeune création, Fondation Fiminco, Romainville © Dorothée Davoise
Exposition Des cales pour les murs - Matériaux divers - Septembre / octobre 2022,
Galerie du Haut-Pavé, Paris
Sculpture de saison, chips de calage et plâtre, 2022 © Katia Benhaïm
Tes objets ont la particularité de s’inspirer de l’existant pour se réinventer au gré des détournements imaginés. Peux-tu nous en dire plus sur ton intention ?
Mes objets naissent dans une dynamique où chaque expérimentation en fait naître une nouvelle. À travers des gestes simples, j’invente des pratiques de résistance. Je brode, raccommode, recolle, recompose. Je fabrique des prothèses à un épi de maïs, je brode mes initiales sur un mouchoir en papier, je raccommode de vieilles chaussettes avec du fil de kimono.
J’archive des évènements apparemment anodins mais parfois aussi je les modifie. J’aime créer des écarts qui jouent avec la perception et nous invitent à porter une attention nouvelle aux choses. Je ponce une noix, j’inverse la peau d’une clémentine, je clos un vase.
Je cherche à interroger le familier. Je sculpte l’ordinaire, je l’inverse et le manipule. Je le désassemble ou le ré-assemble un peu comme les pièces d’un jeu.
Ton travail repose principalement sur l’utilisation de matériaux pauvres qui se mêlent parfois à des formes plus nobles. Peux-tu nous expliquer ce choix ?
C’est le caractère commun d’objets et de matériaux qui m’intéresse. Je me penche sur la fragilité et témoigne une attention toute particulière à ce qui est habituellement négligé. Je privilégie le dérisoire, l’intime, la récupération, l’économie de moyens. Pour cela, je fais avec ce que je glane autour de moi. Parfois, des coques de cacahuètes, d’autres fois des pavés. Je questionne leurs rapports tout en cherchant leur point d’intersection, de similitude : rapport d’échelle, de poids, de forme, de texture. Je joue des tensions entre ces différentes matières, entre le lourd et le léger, le manufacturé et le naturel, le vrai et le faux, les matériaux pauvres et ceux plus nobles. À travers ces rapprochements, je tente de lier précarité et éternité.
Noix # 1 - Kintsugi sur coques de noix - 2016 - 2021
Papier toilette (multiple) - Broderie sur feuille de papier toilette - 9,6 x 12 cm
série de 10 pièces uniques -2020, avec Artaïs Art Contemporain
Pain de mie # 1 - Initiales grillés - 2021
Objets troués - 2016/2022
De manière toujours très méticuleuse, tu varies les pratiques, longues avec la broderie ou le kintsugi et plus rapides avec le vissage ou le modelage d’objets. La notion de temporalité est-elle importante dans ton travail ?
La notion de temporalité est très importante dans mon travail et se retrouve à beaucoup de niveaux. Je cherche à conserver ce qui est voué à disparaitre. Je fige mon emploi du temps dans des matériaux durables comme les pavés, et le spatialise. Je m’attarde également sur des matériaux instables. Pour cela, j’emploie, avec soin, des gestes lents et répétés sur les choses qui m’entourent. Je les fais durer, je travaille leur temps.
Lors d’installations in situ où tu composes avec l’espace, de nouveaux dialogues se forment au sein de ce qu’on peut qualifier être «un cabinet de curiosités». Peux-tu nous en dire plus sur ton processus de monstration ?
A chaque exposition, j’expérimente de nouvelles possibilités d’assemblages. Je compose avec le lieu, parfois même le modifie. Pour mon exposition « Dans le creux » j’ai poncé le sol de sa peinture pour y découvrir du marbre, j’ai conservé un grand carré qui est devenu le socle de mon installation, un cadre pour y installer mes objets. Entre plateau de jeu, table de travail et carré de fouille archéologique. Ainsi disposées, les différentes formes trouvent leur sens dans un dialogue avec les autres mais aussi avec l’espace qui les contient. Liés, ils deviennent des éléments d’une scène dans laquelle une narration peut se mettre en place.
Atelier ouvert Socles # 2 - Feuilles A4, papier bulle et ruban adhésif
Dimensions variables - 2022, Fondation Thalie, Bruxelles
Emploi du temps - Emploi du temps gravés sur des pavés - 2019
L’espace d’exposition, la photographie et la vidéo apportent différents niveaux de lecture. Qu’est-ce que cette variation te permet-elle d’expérimenter ?
L’exposition est, pour moi, la mise en pause d’une multitude de combinaisons possibles en échange avec son espace. La photographie et la vidéo représentent également des occasions pour expérimenter de nouveaux liens et donc de nouveaux dialogues. Le texte me permet de déjouer et rejouer la littéralité de ce qui est perçu. A l’invitation d’Artaïs Art Contemporain dans le cadre du programme «vidéo d’artiste confiné», je crée un stop motion à partir de photographies de mes objets mis en scène dans mon appartement. Je commente chaque image en créant un trouble entre ce qui est montré et ce qui est dit. Chaque variation devient un prétexte à la création. Mes pièces s’assemblent et se désassemblent dans un jeu infini de points de vue. C’est ce caractère infini qui m’enthousiasme autant. Le fait que ces ensembles-là soient temporaires et non définitifs. Ils peuvent constamment évoluer. Je cherche le développement d’une idée, de nouvelles possibilités, plutôt qu’une conclusion.
Exposition confinée - Matériaux divers - Avril 2020, Chez l'artiste, Vincennes
Avec humour et dérision, tu apportes un soin particulier à ces objets du quotidien qui s’émancipent de leurs fonctions premières. Qu’est-ce que ce ton te permet-il d’exprimer ?
L’humour et la dérision sont des composants de mon travail mais n’en sont pas l’enjeu principal. Je les utilise à travers le jeu et je cherche ainsi à faire coexister le ludique avec la réalité, la légèreté et la gravité. Je joue avec le sens des mots, manipule les matériaux et crée des décalages qui s’attachent à souligner le caractère absurde ou insolite de certains aspects de notre société contemporaine.
Margaux Lelièvre participera au programme de résidence Malus Rivus en août 2023.
Photos et vidéo © Margaux Lelièvre
Propos recueillis par Élise Beltramini
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