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Dessin - Portrait d'Emmanuel Henninger

Interpellé par la fragilité d’une nature menacée par l’activité humaine, Emmanuel Henninger explore et recompose des écosystèmes sauvages ou transformés par l’exploitation des ressources naturelles.


C’est en parcourant de nombreuses régions en Allemagne et en Arménie, tantôt préservées ou défigurées par l’extraction minière, qu’Emmanuel Henninger développe un travail plastique en immersion direct avec des territoires en tension qu’il documente, archive et reconstitue. L’accumulation des traits à l’encre de Chine ou d’une pointe de graphite et le monochrome aux différentes nuances de gris décrivent avec réalisme une cartographie de lieux, qui pour certains sont appelés à disparaître.


Rencontre avec un artiste activiste qui explore le dessin comme matière à repenser le monde et l'écologie.





Peux-tu nous parler de ton parcours ?

Je vis à Mulhouse, aux frontières de l’Allemagne et de la Suisse. J’ai suivi des études en Arts Visuels à Strasbourg puis en Économie Sociale et Solidaire à Mulhouse. Ensuite, pendant une quinzaine d’années je me suis concentré sur une carrière dans le social. D’abord quelques années au Luxembourg où je m’occupais d’une association de clowns hospitaliers. J’ai ensuite travaillé à Mulhouse en tant que responsable d’une structure jeunesse où j’accompagnais les jeunes dans leurs projets, tant au niveau des financements, du sens de leurs actions, que du déploiement de leurs idées. En parallèle de mes activités salariés, je participais à différents temps de mobilisations un peu partout en France, que ce soit à Notre-Dame-des-Landes, Bure ou dans la Z.A.D. du Moulin en Alsace. C’était ma respiration. Durant ces années, je rêvais d’alternatives au salariat d’abord, puis aussi dans la vie quotidienne : de nouvelles formes d’habitat, de modes de vie plus frugales, de formes de sociétés plus humanistes. Ces années m’ont permis d’engager et d’affirmer un regard sur les luttes sociales et leur enjeux environnementaux. En 2019, j’ai fait le choix de m’inscrire totalement dans le champ de l’art en quittant mon emploi salarié et en poursuivant un projet artistique en Allemagne. À ce moment là, je devais apprendre à reformuler ma vie et mes perceptions. Mon parcours de 6 mois au travers de l’Allemagne était formateur de ce point de vue. Je devais apprendre à dessiner en extérieur, à former mon regard sur les sujets qui me touchent tout en composant avec ce nouveau statut d’artiste. Actuellement je poursuis ce parcours artistique en développant une recherche sur les situations de conflits. D’une nature préservée et luxuriante d’une part, à une nature transformée et pratiquée par l’Homme.

Comment caractériserais-tu ton œuvre en quelques mots ?

Mon travail est monochrome, du noir et du blanc uniquement. C’est un travail sur le détail où je m’attache à décrire sur quelques centimètres carrés la richesse d’un biotope. Je travaille aussi sur la notion de paysages, sur ceux qu’on hérite et les biotopes menacés, mais aussi sur les paysages pratiqués et transformés par l’activité humaine. Je tente d’aborder des notions politiques, et notre incidence sur la vie plurielle. Ce qui me plaît à décrire, ce sont les paysages où l’on remarque notre emprise sur l’occupation des sols. Ce sont des dessins engagés. Pour cette raison j’aime me rendre directement sur ces territoires impactés. Je cherche également à faire apparaître des paysages issus de notre société actuelle et qui racontent ce glissement vers l’anthropocène. En ayant une narration autour de ce qui se joue à Hambach où Lützerath par exemple (des Z.A.D. qui luttent contre l’agrandissement d’une mine de lignite à ciel ouvert en Allemagne), je peux évoquer tout cela : les mouvements citoyens, les violences sociales, les délocalisations, les prises de décisions. Bien que mon iconographie soit encore émergente, je fais en sorte que chaque image que je construis puisse évoquer cela.





Ensemble Open-Pit Mine I (Hambach – Rhénanie-du-Nord-Westphalie – Allemagne)


Détail Open-Pit Mine I (Hambach – Rhénanie-du-Nord-Westphalie – Allemagne)



Tu as cheminé de l’ingénierie de projets d’économie sociale et solidaire au dessin. Comment est née ta vocation d’artiste et en quoi ton parcours a-t-il nourri ton travail créatif jusqu’à aujourd’hui ?

J’ai eu la chance de suivre des études en Arts Visuels mais aussi en Économie Sociale et Solidaire. En approfondissant la question de l’histoire des luttes sociales et en les pratiquants ces dernières années, j’ai eu envie d’engager un travail artistique sur ces mouvements citoyens. Des différentes Z.A.D. que j’ai pu voir, je me suis rendu compte qu’elles pouvaient être vectrices de nouvelles valeurs et de nouvelles manières de voir le monde. C’est sous ce prisme que j’ai engagé mon travail graphique à partir de 2019 avec une question : qu’est-ce qui est valorisé actuellement dans notre société ? En suivant ce chemin, et par les différents dessins réalisés, il s’agissait en creux de renverser cette question et de présenter à l’inverse ce qui n’est pas valorisé, les no’mans land. Je devais trouver une esthétique propre, proche du réalisme, sans être dans une forme de stylisation. Les images ont pour moi un effet rhétorique ; elles permettent de clarifier, d’imaginer et de proposer de nouvelles perspectives. En me rendant régulièrement au sein des Z.A.D. allemandes, près de chez moi, je peux envisager cette narration plastique qui m’intéresse.


Avec une technicité rare, tu as choisi la mine graphite et l’encre de Chine sur papier pour représenter des paysages tantôt libres et oniriques, tantôt exploités et défigurés par l’activité humaine. Pourquoi ce choix de médiums et pour quelles intentions voulues ?

Le point de départ c’est la marche. Je traverse des territoires, ici ou plus lointains. Ce sont toujours des territoires qui m’interpellent. Ceux dont les écosystèmes anciens sont menacés et qui se modifient sous l’effet des activités d’exploitation des ressources naturelles. Il y a aussi cette notion de traversée. D’un territoire à un autre, d’une frontière à une autre, d’un sous-bois vers un espace vide. En traversant ces territoires, en Europe notamment, j’utilise les transports en communs et je me loge directement au plus près des lieux de luttes ou des biotopes que je souhaite dessiner. Cela peut être dans les Z.A.D. ou chez l’habitant dans les montagnes. Pour cette raison, le choix du médium (encre de Chine et papier) s’est imposé naturellement. Je peux facilement prendre mon matériel avec moi n’importe où et dessiner directement dans des carnets. Il me semble que cette technique artistique attachée au détail me permet de rendre compte trait par trait de la mutation des espaces que je traverse. Ensuite, en travaillant plusieurs semaines à l’atelier sur des polyptyques en plus grand format, et en cherchant à rendre compte par la précision du détail, un état de paysage, je me rends compte que l’intensité du rendu est plus grande que les prise de vues que j’ai pu faire. Le temps du dessin est en effet plus long et rejoint une forme de contemplation. Je plonge ensuite dans les formes et tente de rendre présent par l’accumulation de milliers traits d’encre de Chine, une texture et une matérialité. C’est cela aussi ce qui m’intéresse. Se rapprocher du réel et faire sentir les matières. On y trouve une richesse incroyable, que ce soit dans une touffe d’herbe ou dans un amoncellement de feuilles ou de roches.



Urwald von morgen #-6 ( Rodange France)


Somnambulistic Forest ( Bade-Wûrttemberg – Allemagne)


Tes dessins de différents formats sont en relation direct avec les espaces dans lesquels tu t’immerges sur place, que ce soit sur la mine de Garzweiler en Allemagne ou dans les forêts luxuriantes d’Erevan en Arménie, ta démarche documentaire fait varier préservation et destruction du vivant. Par cette alternance, que souhaites-tu amener comme réflexion ?

Je choisis d’arpenter les lieux le plus souvent à pied dans le souci d’une approche lente qui rend les paysages progressivement familiers jusqu’à une forme d’immersion. Ces itinérances au travers de nombreuses régions en Allemagne ou en Arménie me poussent à explorer les sites majeurs responsables du dérèglement climatique et qui favorisent les émissions de gaz à effet de serre. De ces immersions, je retiens pour la plupart, des panoramas géolocalisés présentant tous une dichotomie entre deux mondes : des représentations de la nature peu anthropisées en contraste avec des sites transformés et fragilisés. Le dessin me permet de rendre compte de façon plus profonde les problématiques actuelles concernant les ressources naturelles et humaines, l’exploitation et l’occupation des sols ainsi que notre incidence sur la vie plurielle. Par cette approche, je tente de rendre compte des paysages qui sont appelés a disparaître et des biotopes que nous perdons.



Open-Pit Mine (Garzweiler – Rhénanie-du-Nord-Westphalie – Allemagne)


Khndzoresk – Armenia



Peux-tu nous décrire ton processus créatif habituel ?

Pour chaque série de dessins, je voyage et je mentionne le lieu que je dessine. Pour cela, je me suis attaché ces trois dernières années à ne pratiquement décrire qu’un seul territoire d’une centaine de Km2 en Allemagne. C’est un peu comme une exploration visuelle. J’ai besoin de m’imprégner du paysage et de sa topographie, de ressentir son ambiance et de connaître au mieux le territoire sur lequel je dessine. Je vis en France mais je suis de culture germanophone. Je me rend donc régulièrement sur ce territoire (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) pour rencontrer les différents militants, mais aussi pour rapporter de ces voyages une documentation, des artefacts et des archives photographiques. C’est à partir de ces prises de vues que je reconstitue le paysage au retour à l’atelier. Je laisse ensuite advenir ces impressions accumulées, et c’est dans la lenteur obstinée des traits à l’encre de Chine ou d’une pointe de graphite que je recompose le paysage. Mes archives photos me permettent aussi un travail de composition pour mes polyptyques et de travailler à l’échelle qui me convient.


Selon toi, en quoi la création artistique est-elle propice aux questionnements ?


J’ai l’impression que nous vivons un temps dans notre société où nous sommes individualistes, en manque de récits et absents aux grands enjeux de notre temps. Nous avons que très peu d’emprise sur les processus démocratiques et les prises de décision. La description du monde est infiniment compliquée depuis l’essor de la globalisation, et la création artistique lorsqu’elle propose une narration avec son langage propre peut justement permettre certaines prises de conscience. Elle offre dans certains cas la possibilité de ré-décrire notre rapport au monde et au Vivant et de créer des capacités d’actions nouvelles. Ce sont justement ces passerelles entre divers domaines, que ce soit de la sphère scientifique, économique, historique vers les arts visuels qui permettent justement de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. En cela, je suis très sensible aux formes que peuvent prendre l’art et l’activisme.


Plus largement, quelles initiatives t’inspirent ?


Récemment, nous avons vu dans les médias, une forme d’activisme écologiste qui utilise les œuvres des musées comme un moyen d’interpellation du public, en les aspergeant de sauce tomate ou de soupe mais SANS les endommager. Après l’incompréhension du début, j’observe avec une grande attention ce militantisme beaucoup plus radical. J’ai l’impression que l’urgence de la situation environnementale incite à de telles réactions radicales dans tous les domaines de la société. Comment se fait-il qu’une civilisation entière confrontée à une menace qu’elle connaît parfaitement ne réagit pas ? En cela, ces activistes au sein des musées m’inspirent. Ils rejoignent les militants des Z.A.D. qui sont prêts à affronter la justice pour des enjeux qui nous concernent tous. J’y suis sensible et admiratif.

Peux-tu nous parler de ton dernier projet Off to the Side actuellement exposé à la galerie Horae à Paris ?


Off to the Side (En marge) est un projet que j’ai mené durant 4 mois. Il s’agit d’un polyptyque de 4 dessins réalisé à l’encre de Chine qui représente les cabanes construites dans la forêt de Lützerath et qui fait face à la mine de lignite de Garzweiler en Allemagne. Ce projet me tenais à cœur car après avoir travaillé sur un paysage traumatisé comme à Garzweiler, je voulais traiter du soin que l’on peux apporter a un territoire dans une situation de conflit. Ces cabanes ont une fonction d’abri mais sont aussi défensives dans le cadre de la Z.A.D. Elles permettent de manifester son intérêt pour la sauvegarde du village et de cette forêt mais aussi plus largement pour une justice climatique. Une centaine de militants internationaux vivaient au sein de cette forêt depuis le 1 octobre 2021. J’ai pu m’y rendre d’avril à mai 2022 grâce au soutien de la DRAC GRAND EST (Aide Individuelle à la Création). Vivant au sein de cette Z.A.D l'espace de quelques jours et vibrant avec la nature environnante, j'ai pu documenter les paysages alentours et les multiples transformations qui y sont à l'œuvre. De cette immersion au plus près des arbres et de ces mondes partagés, j'ai pu rapporter le matériel visuel nécessaire à la composition d’Off to the Side. Dans le dessin on remarque les cordes et câblages nécessaires aux activistes pour se déplacer d’arbres en arbres à une cinquantaine de mètres de haut. La nature est en harmonie avec les hommes, vivante. L'évacuation totale de Lützerath a eu lieu en janvier 2023. Cet ancien village de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, aujourd'hui propriété de la compagnie d'énergie RWE, doit céder la place à l’agrandissement de la mine de lignite. Les militants climatiques ont érigé des barricades et se sont accrochés aux cordes trempées par la pluie hivernale pour retarder l’évacuation de la Z.A.D. Malheureusement, la Z.A.D. n’a pas survécu et ce sont maintenant 280 millions de tonnes de charbon supplémentaires qui seront brûlés (au total, RWE produit des émissions d’environ 89 millions de tonnes de CO2 par an). Ce polyptyque devient maintenant une trace documentaire puisque cette Z.A.D. a été démantelée.





Off to the Side (Lützerath Allemagne)


Quels sont tes projets à venir ?


En ce moment je souhaite traiter la notion de paysage sous l’ange des artefacts utilisés lors de mobilisations par les différents acteurs (citoyens, pouvoirs publics, industriels) pour défendre et/ou transformer certains territoires. Il peux s’agir de documents d’archives, de cartographies, de fragments naturels, minéraux et végétaux afin de construire de nouvelles compréhensions des représentations qui rythment les pratiques de l'espace. Ces nouveaux dessins, où le concept de paysage se voit interrogé et repensé par ses artefacts, en développement dans mon travail de recherche, me semble important. Il permet un croisement entre ma pratique du dessin et l'objet issu du terrain (photos de conférences de presse, objets du quotidien, paysages sonores, traces de mobilisations, témoignages) et peux rendre perceptible cette économie de la croissance basée sur les matières premières et la manière dont nous occupons nos territoires. Je souhaite explorer cette année la notion de paysage dans ses dimensions esthétiques, sociales et politiques, et sa pertinence actuelle face aux défis environnementaux contemporains. Pour cela, j’ai identifié 3 sites que je souhaiterais explorer en 2023/2024 :


Le premier se situe au Canada, à Saint-Michel-des-Saints, et concerne l’implantation d’un projet minier de graphite où des citoyens opposés au projet viennent de lancer en 2022 leur propre évaluation environnementale des cours d'eau. Ce collectif d’une quinzaine de citoyens estime que les impacts des rejets miniers pourraient perturber la faune et la flore sur une bonne partie du bassin versant de la rivière Matawin. Pour le moment, la mine est en phase d'exploration. Cette approche observante m'offrirait la possibilité d'effectuer un travail d'expérimentation autour des artefacts de cette recherche scientifique et de rendre visible une communauté naissante.


Le second se situe dans les Appalaches où pendant plus de quarante ans, ces montagnes américaines ont été détruites à coups d’explosifs par des compagnies minières. Je souhaite avec ce projet me rapprocher des activistes des Appalaches qui luttent contre l'extraction du charbon au sommet des montagnes, une pratique hautement destructrice qui transforme d'anciennes montagnes en paysages lunaires toxiques afin d'alimenter la demande mondiale d'électricité qui ne cesse de croître. Cette recherche me permettra de refléter la complexité des luttes pour la terre, les moyens de subsistance et l'autodétermination qui se déroulent dans les Appalaches.


Le troisième se trouve en Amazonie brésilienne pour aller à la rencontre des initiatives de protection de cet écosystème unique au monde. Les incursions de bûcherons, de mineurs ainsi que l’expansion de l’agriculture industrielle et de l’élevage bovin menacent de façon croissante l’Amazonie mais aussi plus de 3 millions d’autochtones répartis dans 420 tribus. Je développe actuellement ce projet par la recherche de financements, de mécènes, et de résidences artistiques. Je prépare aussi ce projet en tissant des liens avec des contacts sur place via les organisations environnementales et les Alliances Françaises dans le monde. En réfléchissant aux différents supports possibles, aux médiums à utiliser, aux différents coûts, au temps que cela impliquerait, et à la diffusion ultérieure des œuvres produites. Je suis dans tous les cas impatient de concrétiser et de vivre ce projet ! Impatient de travailler à ces prochains dessins !


En parallèle de la mise en place de ce projet, deux expositions présentent quelques dessins. La première à la Galerie Horae à Paris où je présente le polyptyque Off to the Side jusqu’au 24 mars et la seconde à la Galerie Sandra Blum à Strasbourg jusqu’au 25 mars 2023.




Photos © Emmanuel Henninger

Propos recueillis par Élise Beltramini

 


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