Bienvenue dans l’atelier bordelais de Duda Moraes, un endroit peu commun où le printemps dure toutes les saisons. Ici, le climat tropical se mêle aux bouquets minutieusement pensés pour mener une danse où fleurs majestueuses et tissus d’une autre vie composent une nouvelle mélodie.
C’est du Brésil, son pays natal, que Duda Moraes a emporté avec elle une flore luxuriante et cette lumière si particulière qui vous traverse en un instant. La vie au quotidien et l'observation de ce qui l’entoure sont des sources d’inspiration inépuisables pour l’artiste.
Designeuse industrielle de formation, sa pratique picturale et textile est une possibilité d’exprimer de la joie et de la beauté envers cette mère nature, celle de deux cultures qui se rencontrent pour former un patchwork d’une grande expressivité.
Par chez vous, il fait gris aujourd’hui ? C’est le bon moment pour mettre un peu de rose fluorescent dans votre vie. Rencontre avec une magicienne des formes et des couleurs avec qui la nature morte est bien vivante !
Comment est née votre vocation d’artiste ? Ma mère est aussi artiste peintre, j'ai donc grandi dans un environnement d’atelier, fréquentant les expositions, les galeries et les musées depuis que je suis petite. J'ai toujours pu voir l'art comme un instrument de travail et de communication. Cet univers m'a toujours fasciné car lorsque j'étais enfant, l'atelier était un lieu où tout était possible, un lieu d'expérimentation. Mes jouets étaient les pinceaux, les peintures, les feuilles, mais je sentais que tout ce que je faisais là avait un but, devait être fait avec conscience et donc, j'ai compris que créer était quelque chose qui demandait beaucoup de dévotion.
Vous avez cheminé du design industriel à la peinture, en quoi votre parcours a-t-il nourri votre travail artistique jusqu’à aujourd’hui ? J'ai travaillé pendant cinq ans dans un bureau de design dédié à la création de motifs pour vêtements. C'était mon premier emploi et c'est là que j'ai vu mes créations prendre vie. J'avais l'habitude de faire beaucoup de créations à la main, j'ai eu la chance de travailler dans un bureau qui valorisait la partie artistique des créations, mais pour finaliser les créations j'utilisais toujours l'ordinateur, et là c'était un deuxième processus de création. Le design industriel m'a donné la possibilité de créer à la fois à la main et sur l'ordinateur, ce qui m'a permis d'avoir des compétences sur des programmes comme photoshop, indesign et illustrator qui dans une carrière artistique sont essentiels pour présenter des projets, créer des sites web et des portfolios.
L'expérience avec les motifs a également influencé mes peintures. J'utilise toujours beaucoup d'éléments, de couleurs et j'occupe tout l'espace de la toile comme dans un fichier imprimé.
Les couleurs jouent un rôle important dans vos œuvres, tout comme la notion de forme et d’espace. Avec quels matériaux travaillez-vous principalement et pour quelles intentions voulues ?
Les fleurs ont toujours été un sujet important dans mes recherches picturales. J'aime cette ambivalence entre force et fragilité et la grande quantité de couleurs qui s'harmonisent dans la nature. La photographie est un moyen essentiel que je pratique sur des situations quotidiennes, elle me donne la motivation d'avoir un regard poétique sur les choses. Les recherches d'images de pots de fleurs sont le point de départ de la composition de mon travail. Les différentes couleurs et formes que je trouve dans les images de la nature me permettent ce travail de gestuelle corporelle. Les couleurs sont intuitives, elles viennent pendant le processus de peinture, de la relation que je crée avec la toile, l'image de référence est juste un point de départ puis c'est moi et la peinture, c'est un dialogue intime où j'y mets toute mon expressivité. En même temps qu'il y a un sentiment de joie venant des couleurs vibrantes, il y a aussi une combinaison de beaucoup d'éléments qui expriment aussi une explosion de sensations, j'ai l'habitude d'appeler ça « un léger chaos ».
Lorsque l’on regarde les séries « Formas » et « Somos feitos de Tempo », votre cheminement de l’abstraction à des représentations plus figuratives est évident, expliquez-nous cette évolution dans votre travail ? Comment se déroule votre processus de création lors d’une séance de peinture ?
Depuis que je vis en France, mon travail est devenu plus figuratif parce que je commence le processus à partir d'une image, différente de celle que j'avais lorsque je vivais au Brésil où la nature avait une forte présence pendant toute l'année. L'absence du climat tropical, de la lumière, du soleil auxquels je suis habituée m'a fait insérer des couleurs plus lumineuses comme le fluo. Donc le lieu et le climat influencent toujours le résultat mais je ne sais jamais exactement comment cette influence sera. Dans ce cas, c'était le besoin de créer mon propre univers plus ensoleillé pendant les froides journées d'hiver.
Quelles sont vos inspirations artistiques, vos influences ?
J'ai une grande admiration pour Matisse, par sa trajectoire et les multiples façons dont il a créé en utilisant les couleurs. J'aime beaucoup la façon simple dont il pensait à la peinture à partir de ses écrits, et son observation à travers des dessins libres, des lignes et des tracés. J'aime certains artistes non seulement pour leurs peintures mais aussi pour leurs trajectoires et la façon dont ils pensaient à leur travail. Une autre grande référence pour moi est Sonia Delaunay pour ses grands formats.
Quels messages essayez-vous de transmettre à travers vos oeuvres ?
Je crois qu'une œuvre d'art est là pour provoquer un sentiment chez le spectateur, et chaque individu est différent, donc chacun ressentira quelque chose, et c'est ce qui m'enchante, les différentes possibilités que cette œuvre peut générer. En général, je n'ai pas d'intention spécifique quant à ce que je veux que les gens ressentent à propos de ce que je fais, mais je suis heureuse quand les gens me disent qu'ils ressentent une force, de la joie, que mon travail apporte un bon sentiment. De nos jours avec tant de problèmes difficiles dans le monde, c'est un souffle de pouvoir apporter une certaine positivité.
En parlant de vos créations, vous dites qu’elles sont « comme le reflet de vous-même ». En quoi expriment t’elles la femme que vous êtes ?
Mon travail a beaucoup évolué depuis que je suis venue vivre en France. C'est là que je me suis connectée à mon féminin le plus fort, je suis devenue mère et j'ai trouvé une force que je ne connaissais pas en moi, une nouvelle culture, une nouvelle façon de vivre, une nouvelle langue, c'était une rencontre avec mon propre pouvoir. C'est dans l'atelier, dans ma peinture, que j'ai pu exprimer toute cette expérience que j'ai acquise au cours de ces années ici et tout ce que j'ai apporté comme bagage de vie. Cette force féminine que j'ai mise en contact avec la maternité m'a fait pulser une explosion de sentiments, joie, frustration, peur, conquêtes, fierté entre autres.
Votre série « Flores » illustre bien ce mélange caractéristique de votre travail, entre abstraction et figuration. Il y des natures mortes, celles de fleurs dans des vases dont l’éclat ressort par des couleurs vibrantes et fluorescentes. De quelle manière vos origines brésiliennes et votre vie actuelle en France influencent votre démarche artistique ?
Depuis que je suis venue vivre ici, j'ai commencé à vivre les saisons de l'année d'une manière différente. Alors qu'au Brésil l'été dure pratiquement toute l'année, ici, j'ai commencé à vivre le froid, la chute des feuilles et les fleurs de manière intense au printemps et ce changement très marqué des saisons. Cela entre dans le regard, mais ce que je pensais être un changement qui aurait des couleurs plus douces, plus de gris et de blancs, était en fait le contraire. Le besoin de soleil, de chaleur et le manque de végétation constante dans mon quotidien m'ont poussé à insérer encore plus de couleurs dans mon travail, j'avais besoin de lumière et c'est alors que j'ai commencé à utiliser des couleurs fluorescentes comme fond. J'ai changé ma technique pour utiliser la peinture acrylique et la peinture à l'huile sur la même toile. L'acrylique pour préparer la toile et avoir cette luminosité, et commencer à peindre à partir de cette lumière déjà insérée. J'ai aussi ressenti le besoin de commencer à peindre à partir d'images collectées. Avant je peignais directement sur la toile donc c'était un geste plus abstrait. Je vivais dans une grande ville comme Rio de Janeiro avec beaucoup de montagnes, de plages, beaucoup de gens dans les rues, le carnaval, des couleurs partout. L'excès d'informations m'a fait avoir assez de matière dans mon esprit pour commencer à peindre. Ici, je ressens d'avantage ce besoin d'organisation pour partir d'une image déjà existante. La façon dont j'ai commencé à penser à la peinture a changé en raison des influences du lieu et de la façon dont je vis.
Vous dites « J'aime les grands formats car ils me permettent de créer ce ballet entre des espaces formant une mélodie ». Celle mélodie dansante est instantanée dans votre série « Mulheres com nome de samba ». Dans quelle mesure la musique et la danse guident votre travail ?
J'ai toujours eu une grande passion pour le genre musical samba, musique typiquement brésilienne. Tout l'univers autour de la samba m'enchante, les rencontres, les paroles, les percussions, les instruments comme le pandeiro et le cavaquinho, la bohème qui se forme quand on chante des chansons de samba. La samba a un rythme joyeux qui traite directement de l'émotion et souvent les paroles sont tristes, et ce contraste a du sens pour moi dans ce que je considère comme une forme d'expression. Mais quand je peins, j'aime le silence. La musique fait partie de ma vie quotidienne, quand je travaille, je considère que c'est un moment de méditation, j'aime le silence, pour que tout ce que j'absorbe puisse se réaliser sans interférence.
Vous avez animé différents ateliers auprès de publics scolaires. Selon-vous, en quoi l’art permet t’il de sensibiliser à des problématiques telles que la conscience écologique ?
Cette année, j'ai eu l'occasion de travailler avec L'agence Creative de Nadia Russel sur deux projets qui ont été très enrichissants pour moi. L'exposition "Floraison" à Tinbox Art Galerie, qui était trois expositions avec des œuvres de moi et de l'artiste Joachim Mogarra, où les commissaires étaient des élèves de la terminale arts plastiques du lycée Max Linder de Libourne. Voir un jeune public d'une culture et d'une génération différentes de la mienne réfléchir sur ce que je fais était très intéressant pour comprendre comment mon travail se comporte dans le monde et comment il peut devenir quelque chose au-delà de l'artiste. cette expérience m'a fait comprendre que l'artiste est en fait un instrument et que l'œuvre a sa propre vie. Le second projet intitulé "Made in Made" a été réalisé avec l’artiste et professeur d'arts plastiques Emmanuelle Eygreteau du collège Val de Saye et ses élèves. À travers une vision artistique, nous avons questionné le problème des déchets textiles d'un point de vue écologique, tout en explorant la possibilité d'utiliser cette matière comme moyen de création. A la fin, les élèves ont créé des pièces et nous avons fait une exposition ensemble à Tinbox. C'était incroyable de pouvoir transmettre un peu de l'importance de l'art et de leur faire comprendre que dans cet univers nous abordons plusieurs sujets comme l'écologie, les mathématiques, la biologie et autres.
Depuis 2020, vous avez amorcé un nouveau travail autour de séries textiles issues de tissus recyclés. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette nouvelle pratique ?
J'ai toujours eu une passion pour les tissus, les textures, les motifs imprimés, les couleurs. J'avais quelques pièces à la maison et une machine à coudre que j'ai appris à utiliser pour réaliser ce travail. J'ai commencé par des petits formats et au cours du temps, j'ai mieux compris le processus et amélioré la technique. C'est un travail d'assemblage, les gestes sont avec les ciseaux, les couleurs sont déjà prêtes. Je suis entrée en contact avec des tapissiers qui m'ont donné des tissus et l'idée était précisément de travailler avec ce qui m'arrivait.
La réutilisation du matériel, ce qui serait jeté prend maintenant une nouvelle forme, un nouveau sens. Le sujet est le même que celui de mes peintures comme point de départ, les fleurs. C'est aussi un travail entre l'abstrait et le figuratif dans lequel j'explore les formes, les espaces et l'harmonie des couleurs. Ce qui a été très intéressant dans ce processus a été le mélange des deux cultures. Les tissus tapissiers sont des tissus traditionnels français. C'est à ce moment-là que la France entre dans mon travail, ce qui donne lieu à des créations avec ces matériaux, mais avec mon regard toujours tropical.
Parmi vos récentes oeuvres, certaines se composent de tissus et de peinture, et parfois, des fruits et des oiseaux s’invitent parmi les fleurs. Vos peintures gardent cette même vivacité et certaines abordent de nouvelles formes graphiques rappelant la veine de Matisse, les natures mortes laissant place à une jungle foisonnante. Pouvez-vous nous parler de cette nouvelle énergie créatrice ?
Après presque deux ans de travail avec les tissus, j'ai créé une relation plus forte avec ce matériau. Certains tissus que j'ai reçu étaient très figuratifs et c'est là que j'ai eu la volonté de les insérer avec les peintures, de commencer à peindre à travers un morceau de tissu qui avait des images d'oiseaux, de fruits ou même de fleurs. La série a été créée pour une exposition collective à laquelle j'ai participé et le thème était autour de la tapisserie de "La dame à la Licorne" aux Glacières de la Banlieue, où le thème parlait de cet univers plus imaginaire, avec des animaux, des fruits et l'approche des cinq sens. J'aime quand on explore de nouvelles techniques et qu'on élargit les possibilités dans le domaine pictural. Je n'ai pas envie de peindre des personnages tels qu'ils sont représentés, donc les tissus choisis pour cette série conviennent parfaitement pour insérer dans ma peinture de nouveaux éléments visibles et identifiables.
Quels sont vos projets à venir ?
Du 7 au 10 juillet 2022 je participe à une exposition collective créée par l'artiste Alexandre Clanis intitulée "Blue Satellite", c'est une exposition Off autour du salon BAD (Bordeaux Art et Design) organisée par l'association Coreau.
Après, je parts au Brésil deux mois pour recharger mes énergies, me connecter avec mes références et préparer ma prochaine exposition à la galerie Celma Albuquerque à Belo Horizonte où je veux montrer pour la première fois au Brésil mon travail du textile.
Propos recueillis et photographies par Elise Beltramini
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