À quelques encablures de Paris, il y a des rencontres qui vous font voyager, et ces rencontres sont d’autant plus spéciales lorsqu’elles vous immergent dans un autre espace-temps, pourtant pas si lointain, puisque l'une de leurs particularités est de savoir mettre en lumière des réalités profondes, celles qui vous touchent au-delà d’intervalles bien définis. Rencontre avec la photographe Françoise Chadaillac et son livre photographique La Reine de la Patate, un détour où s’attarder si l’on veut se laisser le temps d’apprécier le croustillant d’une frite bien huilée.
Des parcours de vie, des phénomènes de société, c’est avec l’humilité qui caractérise Françoise Chadaillac que l’on peut malgré tout dire que la petite fille curieuse qu’elle était, en a vu passer un certain nombre jusqu’à aujourd’hui. Que ce soit à Seattle, au Québec ou en périphérie de Paris, le regard est là, et si l’humain est au centre, les paysages eux aussi font partie de l’histoire. Ces histoires, ce sont celles de ces gens qu'on dit "ordinaires", mais qui le sont bien moins, lorsque derrière une apparente simplicité se niche un patchwork de détails singuliers et propres à chacun des passants croisés.
C’est cette profonde humanité que partage avec nous la photographe via ses portraits et témoignages d'hommes et de femmes, dont l'esthétique reste très actuelle et dans lesquels il n'est pas difficile de pouvoir se reconnaître. Les souvenirs sont précis, l’intention est posée, la lumière se mêle au noir et blanc pour former un message sans compromis, l’émotion est partout, le temps n’a pas de limite. Et c’est au travers de ces "cantines du détour" que j’en profiterai pour dire que si "y’a pas un Québécois qu’y a pas une patate frite dans l’cœur… ", aujourd'hui, c'est avec joie que Lueur Vive vous partage ce coup de coeur photographique.
Quelle est ton histoire avec le 8ème Art ? Très jeune déjà, j'avais en tête que " quand je serai grande", j'aimerais parler des gens. Très souvent je me plantais littéralement devant les gens ; ma mère très embarrassée me tirait fort par le bras en me disant : " ça ne se fait pas, viens ! ". Heureusement mon très jeune âge portait à l'indulgence. Et puis à l’adolescence je me suis dit que je ferai des films, mais après un échec au concours de l'IDHEC (la Fémis aujourd'hui), je pars à Berkeley. Là je découvre par hasard un atelier-labo photo à l'usage des étudiants du campus, où de jeunes photographes très talentueux (dont certains sont devenus très célèbres) m'initient à des techniques qui rentraient en parfaite adéquation avec l'idée que j'avais de mon langage et de mon expression photographique. Cette rencontre a été pour moi décisive.
Que représente la photographie pour toi ?
C'est l'expression d'une émotion avant tout. Jusqu'à présent c'était principalement les gens qui me touchaient, leurs regards, leurs gestes. Mais quand j'ai travaillé au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris, j'ai découvert que même les pierres pouvaient m'émouvoir. Rien n'est a priori émouvant ou pas émouvant. Cela dépend du regard que tu portes sur les gens ou les choses à condition que cela se traduise dans ta photo. Mon histoire personnelle, familiale, m'a appris la distance au mépris des apparences. C'est pourquoi pour moi, il n'y a pas de "banalités". Le monde qui m'entoure est mon studio. La photographie est un outil qui pour moi " combine les avantages de la loupe et du télescope", selon la formule de Raphaël Enthoven dans son livre " Morales Provisoires ".
Seattle, 1973 © Françoise Chadaillac
Que souhaites-tu donner à voir à travers tes projets ?
Très simplement, comment nous les humains nous habitons le monde et comment nous nous considérons. Christian Bobin parlait des gens qui font le tour du monde et qui s'absentent d'eux-mêmes. C'est cet écart qui m'intrigue, qui m'interroge. C'est cet espace qui peut se traduire dans un détail qui contredit l'apparence entre ce qui a l'air d'être et ce qui existe vraiment.
Quelles sont tes sources d’inspiration ?
Tout est source d'inspiration pour moi, tout ce qui me fait réfléchir. Les gens qui se posent des questions, qui ne prennent pas tout pour acquis. La littérature et l'actualité qui provoquent mes révoltes ou mes interrogations personnelles. C'est la raison pour laquelle j'ai réalisé un travail sur les jeunes de cités en 2013, dont on disait qu'ils étaient nécessairement délinquants ou de la " racaille ". J'ai donc décidé de travailler avec eux sur leur image et sur leurs points de vue. C'est un document qui est à la fois esthétique et politique, deux choses qui sont indissociables pour moi. C'est une façon de me sentir plus proche des gens que je photographie. Même si la plupart du temps je ne les revois pas, je sais qu'il y a quelque chose qui me lie à eux.
Droit de Regards, 2013 © Françoise Chadaillac
Ta série photographique La reine de la patate, rendue possible grâce à une bourse du Ministère des Affaires Culturelles du Québec, se déroule sur les routes du Québec entre 1979 et 1983. Quel était le contexte social et historique de cette période ?
Le Québec francophone de l'époque vivait économiquement et culturellement à l'ombre du Québec anglophone. C'était un Québec très modeste, ce qui explique le recyclage des vieux véhicules. Je dis dans ma préface qu'ils me faisaient penser à mon grand-père qui lui aussi faisait partie de cette classe sociale modeste, obligée de faire tout avec rien.
La Reine de la Patate, 2020 © Françoise Chadaillac
Tu étais présente sur place dans le cadre d’un projet de thèse sur les espaces urbains, explique-nous ce changement d’itinéraire, l’étude des grands espaces pour celle des humains ?
A l'époque, effectivement, j'étais partie pour faire un travail sur l'espace urbain de Montréal, mais les " stands à patates ", je les ai photographiés lors de mes pérégrinations au travers de la Belle Province. Je n'ai pas fait ce travail à la place de celui prévu sur l'espace urbain. Seulement, je n'ai pas pu écrire ma thèse " urbaine ", car un transporteur ne m'a fait parvenir que la moitié de mes documents en " égarant " 50 de mes plus beaux tirages argentiques. Pour le coup, j'en ai eu gros sur la patate (rires) !
Au fil de notre visionnage, nous découvrons ces " baraques à frites " toutes aussi uniques les unes que les autres. Ce phénomène était-il répandu à l’époque ?
C’était ancré dans le paysage, les espaces sont immenses, c’était comme des petites oasis dans le désert, comme me l’avait expliqué un Québécois en me disant que dans son village, il y avait deux espaces de sociabilité : l’église et puis le stand à patates.
Je pense à certaines baraques en bois et autres véhicules recyclés, comme cet impressionnant avion réaménagé, comment se débouillaient-ils pour détourner ces édifices ?
Il achetaient ça pas cher, comme ce vieux bus et cette phrase dont je me souviens et qui m’a touchée: " ils ont pas été capables de l’tirer sur la route, tellement qu’il était pourrite! "… " ils ont tiré l’avant, et il est venu tout seul "… C’est donc l’histoire de gens qui n’ont pas grand-chose mais qui sont inventifs, qui sont dignes, ils ne volent pas leur fric, (ni leur frite).
La Reine de la Patate, 2020 © Françoise Chadaillac
De ces témoignages, de ces vies parfois non sans difficultés, il en ressort cependant une certaine légèreté, un ton joyeux. Ces hommes et femmes étaient-ils fiers de leurs " stands a patates " ?
Ils étaient fiers bien sûr, car ils gagnent un peu de sous avec, ils rencontrent du monde, ça donne un sens à leur vie et ça les change de l’usine et des " traits tirés dès le matin ". C’est une leçon magistrale de modestie et de dignité, pas juste une histoire de frites, c’est pourquoi il faut pouvoir lire entre les lignes. Ce sont de vrais témoignages de vie.
La Reine de la Patate, 2020 © Françoise Chadaillac
Comment as-tu créé ce rapport de confiance et ce naturel qui se dégage des scènes photographiées ?
De façon générale, comme je fais des portraits, je demande leur accord pour les photographier. Mais je suis d'une timidité épouvantable qu'il faut que je combatte à chaque fois, c'est un peu comme grimper l'Himalaya. Mais le désir de les photographier est si fort que je suis forcée d'oublier cette timidité. Il faut faire oublier l'appareil photo, oublier cette hiérarchie qui fait souvent peur aux gens. Quand vous faites ce genre de photo, il faut venir devant eux avec vos qualités et vos défauts, être vous-même.
On commençait à discuter, et puis pour que les photos puissent être prises sur le vif, je me faisais la plus invisible du monde. Pour Bob et Diane, des gens adorables que j’aurais aimé revoir, je leur ai demandé leur accord, et puis Bob a voulu changer de tee-shirt Coca-Cola, mais ça n’est pas moi qui lui ai demandé. Je ne leur demandais rien, juste une autorisation. Il m'est arrivé de patienter 1h30 à l'intérieur d'un bus, écrasée de chaleur pour attendre le bon placement des personnages. Et puis, j'ai eu la chance d'avoir un mari qui aimait manger des hots-dogs et des frites; c'était mon hameçon! (rires).
La Reine de la Patate, 2020 © Françoise Chadaillac
Tu dis « de ces paroles inattendues, de ces " voix-off " toutes de poésie naïve, d’humour latent et de lucidité insoupçonnée, ont surgi non seulement des bribes de vie, mais aussi, en filigrane, les tensions permanentes qui tissent dans une même trame, la richesse et le dérisoire, " la tendre misère" de la condition humaine ". Toi qui es une photographe, une observatrice du quotidien, pourquoi as-tu souhaité inclure ces témoignages ?
Je suis sensible aux mots, je trouve que ce qu’ils disent et la façon dont ils le disent est belle.
Au départ je ne voulais faire que des photos, mais les récits, les paroles m'ont bouleversée. Je ne pouvais pas les oublier, ils devenaient aussi importants que les photos. Ceux qui verront le livre comprendront la place qu'ils ont. Mais Brel, Pagnol, et d'autres poètes ne les auraient pas reniés. Pour moi il disent tout de la condition humaine, avec lucidité, légèreté et humour.
La Reine de la Patate, 2020 © Françoise Chadaillac
Qui fréquentait ces lieux ?
Toutes classes sociales et toutes générations confondues, de l'élégante anglaise à l'ouvrier du coin. Des grands-parents, aux petits-enfants, sans oublier les familles. C'est ça que j'ai trouvé attachant et amusant. C'est là que j'ai compris que c'était un phénomène très ancré dans l'imaginaire Québécois, et un sujet de série photographique.
La Reine de la Patate, 2020 © Françoise Chadaillac
Comment travailles-tu les noirs et les blancs ? Pour quel résultat voulu ?
Je ne vais pas me lancer dans des explications techniques ennuyeuses et compliquées, mais pour moi dans une photographie en noir et blanc, il est important que les gens ressentent la lumière que j'ai ressentie. C'est vrai que ça a été un vrai défi de restituer dans une même photo la profondeur des zones sombres et la luminosité des zones claires. C'est le moment crucial où la technique sert l'émotion.
Ce travail documentaire, bien que d’une autre époque, est imprégné d’une certaine intemporalité. Ces moments de convivialité nous pouvons facilement nous y projeter aujourd’hui. Aller aux "stands à patates", c’est toujours une habitude aujourd’hui pour les Québécois ?
Oui, tu sais quand j’étais à New-York, j’étais allée à la délégation du Québec, et une employée m’avait dit "lorsque je rentre à Montréal et que je n’ai pas été à mon "stand à patates", j’ai l’impression de ne pas avoir été à Montréal".
La Reine de la Patate, 2020 © Françoise Chadaillac
As-tu une anecdote à nous raconter parmi les photos qui composent ton livre ?
On est retournés sur place Jean-Yves et moi, un an après pour donner à M. Plourde son portrait. Il a saisi la photo en la tendant à bout de bras, se regardait, regardait la photo, en répétant ce geste plusieurs fois, en disant très fort à chaque fois, "mais je suis habillé pareil de même, j'ai les mêmes chaussures, puis j'ai le même pantalon, puis j'ai la même chemise ! ". Il sautait comme un cabri à chaque découverte. Il n'en revenait pas, comme si le temps n'avait pas bougé ! Il se surprenait lui-même, ça nous a beaucoup fait rire. C'est un épisode qui a dû durer à peu près une demi-heure.
La Reine de la Patate, 2020 © Françoise Chadaillac
Comment expliques-tu la publication de ton livre 40 ans après ?
Les " foodtrucks " ont fait par bonheur leur apparition dans nos villes ; de plus, on connait mieux le Québec. 40 ans après, il y aussi la nostalgie qui entre en compte, ce qui n'était absolument pas mon problème du moment. Même si je vis avec l'idée permanente que tout disparaît, je ne fais pas de photos en fonction de cette motivation. Et si j'aime la photographie, c'est parce qu'elle peut restituer la sensation du moment.
La Reine de la Patate, 2020 © Françoise Chadaillac
Qu’as-tu appris sur toi en réalisant ce projet ? A-t-il été un déclic dans ta vie ? En tant que photographe notamment ?
Ça m’a appris à concevoir des photos d’espaces. Quand j’étais à Seattle, j’avais uniquement fait des portraits, alors que dans mon travail sur La reine de la patate, là il y a des photographies d’espaces, de paysages parce qu'ils m'ont émue et touchée. J'ai aimé faire ce travail qui n'était ni exotique, ni banal, ni ordinaire, mais tout à la fois. C'est d'ailleurs dans cet esprit que réalise depuis des années un travail sur la France, pour lequel Bernard Pivot m'a écrit une très jolie préface. Une série photographique en couleurs que j'aimerais pouvoir éditer un jour.
La France 2004 ; 2007 ; 2017 © Françoise Chadaillac
Cette observation de l’humain, cette approche humaniste et sociologique, notamment de la " classe populaire ", est une ligne qui suit tous tes projets. En quoi, selon-toi, la photographie est-elle un médium particulièrement adapté pour laisser une trace, une mémoire ?
"La classe populaire" c'est mon univers, mon origine. Ma famille fait partie des gens modestes et c'est peut-être là que j'ai appris a déceler ces petits trésors cachés sous des banalités. Ça me permet de rendre hommage à ces apparentes " banalités " qui provoquent très souvent en moi des petits chocs esthétiques me poussant à prendre une photo. La photo est un médium particulièrement utile pour garder cette mémoire des origines. Non pas que cette mémoire soit vérité, elle n'est la vérité que d'un seul individu, d'un seul regard. Heureusement, sinon il suffirait d'un seul photographe pour tout photographier. Mais elle n'est pas non plus que mémoire, elle est aussi oeuvre esthétique, aussi proche du réel qu'elle puisse être. Sculpture de la lumière ou composition, elle restitue dans le meilleur des cas l'émotion à partager.
Qu’est-ce qui différencie selon toi la photographie documentaire du reportage photographique ?
Ça peut être la même chose, mais je préfère donner la parole aux gens plutôt que de raconter moi-même. Ça n’est pas le même type de récit et ça n'est pas le même degré de subjectivité.
La photographie permet-elle donc le témoignage de la condition humaine ?
Oui, si vous n'avez pas loupé votre but. Mais ça passe par l'éveil, la conscience permanente de ce qui vous entoure, de ce que vous voyez, de ce que vous entendez, de ce que je vous remarquez. Et comme le dit si bien Elliott Erwitt : " Toute la technique du monde ne compense pas l'incapacité à observer ".
Quels sont tes projets à venir ?
Ça fait très longtemps que je travaille sur la France. J’ai commencé par des photos en noir et blanc, j’étais aussi très intéressée et encore maintenant par les industries, par leurs ambiances, par ce qu’elles dégagent. J'aimerais bien faire éditer d'autres livres avec le secret espoir que cela ne prendra pas encore 40 ans, car même une vie longue ne me laissera pas ce temps-là. Ni pessimiste, ni déprimée, mais un peu lucide. Il faut garder le sens de l'humour, coûte que coûte non (rires) ?
Propos recueillis par Elise Beltramini
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