Imprégnée de sa vie passée en Roumanie et inspirée par les instants fugaces qui peuplent son quotidien, c'est à la manière d'un poème sensible que Norma Trif nous invite à regarder plus longuement ces détails qui accompagnent nos regards et ces souvenirs qui perdurent tels de vieilles diapositives polies par le temps.
C'est aux Beaux-Arts de Paris que la jeune peintre, déjà bien affirmée dans sa pratique, expérimente techniques et matières en détournant les supports. La fresque, par nature solide et colossale, nous montre un visage mouvant et fragmenté dans la série Pieces of a broken tumblr wall. Les allumettes consumées et les pétales glanées se répètent, se multiplient, et semblent danser sur une mélodie silencieuse. Les objets utilitaires prennent vie et se mêlent à un imaginaire où nostalgie et éloge du végétal s'interpellent. Les palettes de couleurs semblables aux dégradés d'une roche argileuse, se mêlent à la peau des êtres familiers, durablement gravés dans ces réminiscences d'amitié et de tranquillité.
Rencontre avec une observatrice du quotidien, qui à la manière d'un puzzle, nous invite à reconstruire notre rapport à l'ordinaire et au temps.
Peux-tu nous parler de ton parcours ?
J’ai grandi en Transylvanie, région du centre de la Roumanie, jusqu’à l’âge de 19 ans où j’ai fréquenté le Lycée d’Arts « Aurel Popp ». Ces années ont été déterminantes dans mon parcours car je me suis initiée au dessin et à la peinture mais aussi à la musique. Après avoir fini le lycée, je me suis décidée à continuer mes études à Paris et j’ai été admise à la classe préparatoire des Beaux-Arts de Paris, la Via Ferrata, où pendant un an je me suis préparée pour le concours d’entrée. En 2018 j’ai passé le concours avec succès et j’ai intégré l’atelier Tim Eitel dans lequel je travaille depuis.
Comment caractériserais-tu ta démarche artistique ?
Ma démarche artistique repose sur l’observation de ce qui m’entoure. Je suis constamment à la recherche de moments, cadres et objets qui m’évoquent des émotions à la fois familières et ambiguës. Je cherche à comprendre et à analyser ces instants et de les retranscrire d’une manière personnelle et sensible à travers mes oeuvres. Le quotidien est une source d’inspiration infinie, une énigme qui m’intrigue. Je glane les détails de chaque journée en essayant de construire et déconstruire l’image que j’ai sur la vie et sur le monde qui m’entoure, en créant petit à petit un puzzle mentale qui se développe et s’enrichit constamment avec chaque découverte.
Dans tes oeuvres, on pourrait s’imaginer revoir avec nostalgies des photographies et des souvenirs plus ou moins lointains et fragmentés, avec pour toile de fond des nuances de gris, peux-tu nous en dire plus sur ton intention ?
La notion de nostalgie m’intéresse beaucoup. Le passé, les souvenirs constituent souvent un point de départ pour mieux comprendre le présent. Notamment, j’ai fait une série de peintures d’après des photos de mes parents dans leur jeunesse. Ces photos ont une valeur émotionnelle importante pour moi. En les regardant j’ai mieux compris mon héritage affectif. C’est une recherche qui s’approche presque de la psychothérapie, un domaine qui me préoccupe. En choisissant de représenter certains de mes sujets sur un fond neutre, j’ai envie de leur donner de l’autonomie en invitant le spectateur à porter une nouvelle forme de lecture sur l’objet souvent très banal (allumettes, plantes séchées, aile d’oiseau, séparateurs de voie, pétales). J’ai envie que ces objets évoquent un arrêt dans le temps, un instant figé qui appelle à la méditation.
Ton travail repose sur différentes matériaux et supports, tels que l’aquarelle ou l’huile sur panneau de bois, toile, papier ou fresque, qu’est-ce que cette variation te permet-elle d’expérimenter ?
J’ai une fascination pour les différents matériaux. Chaque médium a des qualités particulières qui me permettent d’aborder mes sujets d’une manière unique. J’expérimente beaucoup pour m’approprier leur singularité en prenant plaisir à étudier la transparence, l’opacité et surtout la fragilité de tous ces moyens. La fresque, notamment, m’a permis de questionner la place et la durabilité de mes oeuvres dans le temps. C’est une technique qu’on pratique habituellement sur le mur, alors elle est très résistante. En
revanche, quand on la travaille sur des supports portables, elle devient très fragile malgré son aspect solide, une ambivalence qui m’intéresse.
Peux-tu nous décrire ton processus créatif habituel ?
D’habitude, j’adapte mon processus créatif au sujet sur lequel je travaille. Chaque oeuvre et chaque série naît d’une démarche différente. Cependant, quand je peins mes amis, je fais des esquisses et des photos en préalable, mais si le sujet me le permet, je peins d’après nature. J’ai utilisé des captures d’écran que j’ai ensuite retravaillé sur Photoshop pour ma série de fresques Pieces of a broken tumblr wall. Pour Family tree, j’ai travaillé d’après des photos de famille. Le choix du support détermine aussi la façon dont j’aborde mes thèmes, mais en même temps, je me réjouis de laisser place à l’accident.
Quelles sont tes inspirations artistiques, dans ta vie d’aujourd’hui et celle de ton passé en
Roumanie ?
En Roumanie, ma première inspiration était la nature : riche en questions plastiques et problématiques liées aux crises sociales, climatiques et personnelles. En arrivant en France, j’ai réalisé un travail en choisissant comme thème principale les serres. J’ai passé beaucoup de temps à étudier les plantes et à faire des esquisses et des photos dans les serres de Paris. La serre qui rappelle notre écosystème si fragile et qui protège les plantes venus d’autres pays.
Aujourd’hui, je regarde beaucoup les fresques de Fra Angelico, Piero Della Francesca et Botticelli mais aussi les jeunes peintres figuratifs de la scène française contemporaine. Les écrits sur la peinture de Cennino Cennini, Matisse et Bonnard m’ont beaucoup marqué, ainsi qu’un petit livre qui m’est très chère Lettre à un jeune poète de Rainer Maria Rilke. En ce moment je travaille sur une série de portraits inspirés de mon séjour au Portugal. L’année dernière j’ai eu la possibilité d’étudier pendant un semestre à Porto, grâce au programme Erasmus, une période qui m’a beaucoup marqué. J’ai habité dans une maison avec vingt-deux personnes qui venaient de différents pays, devenues des amis très proches à moi. Ainsi je me suis décidée à peindre le portrait de chacun.
À travers ces portraits que tu choisis de mettre en lumière, quel message souhaites-tu véhiculer ?
Je cherche à évoquer un état de méditation, de tranquillité et de bonheur de vivre, en préservant la singularité de chaque personne. La lumière qui y est présente est celle de l’été et de la chaleur. C’est une atmosphère où la sérénité est triomphante.
Norma Trif participera à l'exposition collective Bouquet de Mars à la Galerie L'inlassable du 23 mars au 29 avril 2023. Vernissage jeudi 23 mars de 17h à 21h. Plus d'infos
Photos © Norma Trif
Propos recueillis par Élise Beltramini
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